Je suis arrivé avant eux à la Civette, le café de la gare d’Argenteuil.
Ils m’ont fait poireauter, ils étaient à la bourre, comme tous les samedis soir. Ils, c’est Maurice, Momo pour les intimes, et Patrick.
Momo, c’est le genre baraqué, tout en muscle et en souplesse, un visage un peu ingrat, du genre de ceux des acteurs auxquels on s’habitue si le succès vient, un chouette type, grand cœur, et puis, c’est une bonne chose d’avoir un copain costaud.
Patrick c’est tout l’inverse, assez raffiné, dandy, fluet, visage d’ange, pas très grand, disons petit et un peu teigneux, cheveux bruns ondulés sur lesquels il tire pour les raidir. Et puis moi, dire que ma mère me trouve superbe me plonge dans des abîmes de perplexité parce c’est loin d’être ce que je constate.
Trois potes de bringues hebdomadaires, comme il y en a tant, même s’ils se voient aussi un peu en semaine, mais c’est moins facile, il y a le boulot.
De nous trois, je suis celui qui a la voiture. On a dix neuf ans et toutes nos dents. Chaque samedi, nous passons en revue les Clubs où nous pourrions nous poser.
Nous oublions le WHISKY SOUR, où nous sommes interdits de séjour depuis la semaine dernière, à cause d’une fin de soirée qui a mal tourné, LA PERGOLA, parce que la musique est nase, le ROYAL LIEU éliminé aussi, trop d’histoire en suspend.
Nous avons écumé tous les lieux de Paris et de sa région, nord sud est ouest, avec plus ou moins de succès. Par principe, nous restons jusqu’à la fermeture, dans le cas, toujours possible de ramener quelques beautés égarées, et de faire connaissance pendant le trajet, et plus, si affinités, parfois ça marche.
Mes potes n’ont aucun problème de drague. Dans leur style ils trouvent toujours un public.
Moi, c’est une autre affaire. « T’es trop intello », qu’ils disent, « et puis tu veux être amoureux. C’est nul, tu fais fuir celles qui veulent s’amuser, ne restent que celles qui ne savent pas pourquoi elles sont là et qui jouent les intouchables ».
Je dois admettre qu’ils ont un peu raison. Il faut qu’elles me plaisent beaucoup pour que j’y aille. Si elles me plaisent, je me rends vite compte qu’elles préfèrent Momo qui gesticule sur la piste ou Patrick qui est un baratineur de haut vol.
Patrick a dit « Ce soir, je veux de la bourgeoise ». Traduction, les filles, soi-disant, bien élevées qui ont fait le Bal des Débutantes, qui sortent du Couvent des Oiseaux, des Lycées du seizième, de Neuilly, de Saint Germain en Laye ou du Vésinet, bref de la fille de bonne famille.
J’ai dit « LE PACHA ? » ils ont dit « D’accord ».
Il est trop tôt pour y aller, rien de pire que d’arriver quand il n’y a presque personne. Vers minuit, histoire de rester amis avec le patron de la Civette, juste avant qu’il nous foute dehors, on se met en route.
Quarante minutes de déconne pour y être.
Sur le parking, que de la belle bagnole. MG, TRIUMPH, PLYMOUTH, il y a même une BENTLEY, et les bécanes pareil, GUZZI, ROYAL ENFIELD, HARLEY…
Je vais garer ma 403 couleur beurre frais aux sièges de cuir rouge pour éviter de faire tâche.
Il y a un parc autour, c’est le printemps, une belle et douce nuit. On peut voir les étoiles et la lune qui se marre.
On se pointe vers l’entrée, les jeunes sont bien sapés, nous aussi d’ailleurs, c’est une règle, c’est comme un passeport.
Il n’y a pas que des jeunes, des hommes de quarante balais qui viennent faire leur marché, quelques couples entre deux âges qui viennent on ne sait trop pourquoi. On se sépare pour entrer, parce qu’ensemble, ça fait « petite bande d’emmerdeurs potentiels ». Un par un, nous sommes admis facile.
L’endroit est assez beau. La musique est vraiment super. Ils envoient LAND OF THOUSAND DANCES (1), puis I FEEL GOOD (2), mes deux loustics commandos plongent sur la piste, et attaquent. Je vais vers le bar, Whisky Coca. Mon regard balaie la salle.
MONEY de Jerry Lee Lewis, l’enregistrement live de Hambourg, rien à dire, la qualité, c’est la qualité. De partout ça se déchaîne.
A l’autre bout du bar je la vois, elle se tient en retrait comme moi. Je l’observe et dès que je sens son regard venir vers moi, le mien glisse ailleurs. La sono est vraiment forte, ça fait vibrer tout le corps, c’est impec, tout ce qu’on aime. Un nuage de fumée de cigarettes flotte à mi-hauteur, je prends une clope, je l’allume, j’ai un briquet Dupont en or, prise guerre familiale, un vrai frimeur…
G- L- O –R-I-A (3), Momo semble bien engagé, avec une jolie brunette, Patrick drague une femme du monde qui pourrait être sa mère. J’ai repéré le mari qui semble être endormi malgré le bruit.
J’accroche le regard de la fille du bar, elle est jolie, un visage de madone, j’aime bien ça les madones, et puis bing ! C’est le moment des slows, I’VE BEEN LOVING YOU TOO LONG (4), je m’approche, je lui tends la main, elle sourit, elle semblait n’attendre que ça. A peine sommes nous enlacés qu’elle se colle, je suis scié, d’habitude je tente ça, progressivement. Elle y va tellement fort que je bande instantanément. Je lui caresse la nuque, elle prend ma bouche, ça dure et ça dure.
Tu t’appelles comment ?
« Sylvianne… » « Bonsoir Sylvianne, moi c’est Christian ».
Otis a terminé, ça reprend avec UNCHAINED MELODY (5), elle me serre encore plus fort, nous flirtons comme des possédés. Elle me met dans un état…
Je jette un coup d’œil autour, histoire de voir si ce n’est pas un plan pour rendre jaloux un mec dans la salle, mais non, rien ne bouge. Un coup d’œil à mes deux acolytes morts de rire, qui me font des pouces en l’air. Ils ont toujours l’air de se foutre de ma gueule, mais je les aime quand même. Leurs affaires ont l’air de bien se passer aussi.
Soudain Sylvianne fait un truc qui me sidère. De ses mains fines et délicates, elle empoigne mon sexe à travers mon falzard.
DRIVE MY CAR (6). On quitte la piste. Je n’ai pas trop envie de transpirer, apparemment elle non plus. Je suis allumé, gravement.
« Tu prends un verre ? » Elle dit « oui ». On discute, elle se calme un peu, puis ça repart, on s’embrasse encore et encore, la nuit avance, mes mains se baladent énormément.
Mes deux rigolos et leurs conquêtes nous rejoignent. On prend une table, le mari de Solange, la « fiancée » de Patrick, est rentré, tout le monde s’entreprend plus ou moins. Plutôt moins que plus d’ailleurs, compte tenu de l’endroit, mais ça se caresse de tous les côtés quand même. Solange commande du champagne.
Je suis dans un état d’excitation tel que s’en est douloureux, seuls les mecs connaissent, je pense, enfin j’imagine. Il faut trouver une issue à tout ça.
Momo annonce qu’Aline a sa voiture, et qu’elle le raccompagne. Solange et Patrick se lèvent aussi, clairement, ils ont des projets. Je reste seul avec Sylvianne, la boîte va bientôt fermer.
Nous sortons je la tiens par la main, je lui dit que nous pourrions, peut être, aller chez moi, là, elle me lâche, l’air furieux, elle me dit « bonsoir » et tourne les talons.
Je reste tétanisé, la rage monte, puis je me reprends.
Je cours vers elle, pour lui demander ce qui se passe.
« Si tu t’approches plus près, je hurle!»
Elle monte dans sa Mini Austin verte et disparaît en trombe.
Je vais me finir dans les buissons.
Je me demande encore ce que Momo ou Patrick auraient fait.
1 Wilson Pickett
2 James Brown
3 Them
4 Otis Redding
5 Rightous Brothers
6 The Beatles